Le feuilleton du fifre – Entretien avec Hubert Guicheney
Ce nouvel épisode du « Feuilleton du fifre » donne l’occasion à Sylvain Roux de s’entretenir avec Hubert Guicheney. Ensemble ils reviennent sur l’histoire du fifre à Bazas et sur son avenir.
1/ Tu es le troisième joueur de tambour de la famille Guicheney, peux-tu évoquer cette longue filiation ?
En fait, je représente la quatrième génération de tambours de la famille Guicheney. Mon arrière-grand-père, Alexandre avait appris à jouer à l’armée à l’occasion de son service militaire. A cette époque, l’apprentissage était relativement long et fastidieux. De retour à la vie civile, il continua à parfaire sa pratique au contact d’autres tambours, mais aussi de musiciens qu’il pouvait rencontrer dans les foires ou les cirques ambulants. Il était assez facétieux et aimait « faire le spectacle » avec son tambour : imiter une fusillade, faire sonner une pendule avant l’heure par la puissance de ses roulements ! Il a formé mon grand-père, Daniel, qui lui aussi, a été tambour à l’armée pendant la guerre de 14-18. A son retour il a également joué pour accompagner les conscrits au conseil de révision, les maïades et les bœufs gras. Il s’est arrêté de jouer relativement tôt, mais il est resté passionné par l’instrument et le répertoire traditionnel du Bazadais jusqu’à la fin de sa vie.Mon père, Marius a failli se désintéresser de l’instrument, mais au moment de partir à l’armée (ou plutôt aux « chantiers de jeunesse » car c’était pendant la seconde guerre mondiale), il s’est ravisé sur les conseils de quelques amis déjà mobilisés qui lui ont assuré que le sort des musiciens était plus clément. Il s’est donc formé en quelques mois sous les conseils de mon grand-père. Au retour de l’armée, il a pris la suite de ce dernier pour aller accompagner les tournées de conscrits, le défilé des bœufs gras et les maïades. Il était, à cette époque, un des plus jeunes des musiciens de « Ripataoulère » du secteur. Il a ensuite continué à faire perdurer cette tradition musicale qui déclinait par rapport à d’autres styles musicaux plus en vogue comme les fanfares. Ainsi, dans les années 70, il n’y avait presque plus de fifres ou tambours en Bazadais. L’opiniâtreté de mon père à défendre cette musique lui a valu de devenir une « figure locale » mais aussi un des derniers dépositaires de cette tradition musicale.
Tout naturellement, dans les années 70, il m’a incité à apprendre à jouer du tambour en m’inscrivant à la fanfare Bazadaise. Cela m’a permis de bénéficier de cours de musique (solfège et instrument) à moindre coût et c’était aussi l’occasion de pouvoir jouer régulièrement car les fifres n’avaient plus beaucoup d’occasion de sonner à cette époque.
Bien sûr, suivant la tradition familiale j’ai été tambour durant mon service militaire !
2/ Tu t’es également intéressé à la pratique du fifre, quel a été le déclic pour cet instrument, en quelle année as-tu commencé à jouer ?
Je me suis intéressé à la pratique du fifre en 1976 car j’avais vu des jeunes (fait exceptionnel à cette époque) qui jouaient du fifre au groupe folklorique de Bazas. Mon père m’a donc amené chez son ami Roland Dupuy, un des derniers fifres du Bazadais pour apprendre à jouer. Ce dernier m’a d’abord prêté un instrument (on n’en trouvait plus à l’époque) et m’a appris quelques airs. Cela m’a permis d’aller, le plus souvent avec mon père, animer les tournées de conscrits ou les maïades. Je n’allais pas encore au défilé des bœufs gras à Bazas qui étaient « réservé » à un autre fifre, également ami de mon père, « Jeannot Ducos ».A partir des années 80, nous avons senti un regain d’intérêt pour cette musique et nous étions assez demandés. Nos prestations dépassaient le cadre habituel, tant au niveau des fêtes à animer que du cadre géographique… C’est aussi à ce moment que nous avons fait l’objet de collectages, notamment de la part du Conservatoire Occitan de Toulouse, du Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne et du Centre Lapios.
Cela nous a permis de prendre conscience du patrimoine musical de la Ripataoulère, mais aussi de rencontrer d’autres musiciens traditionnels et d’élargir notre horizon vers d’autres régions. Une nouvelle aventure commençait…
3/ En 1989, tu fondes l’École de Musiques Populaires de Gans, ton village, près de Bazas, comment s’est déroulée cette aventure pédagogico-artistique ? Qu’est-ce qui a nourri l’envie de créer cette structure ? A-t-elle formé beaucoup de musiciens ? Où alliez-vous jouer, à quelles occasions ? Quel bilan en tires-tu ?
Au cours des années 86-87, mon père et moi étions de plus en plus demandés pour aller jouer. Et à chacune de nos sorties, il y avait toujours quelques enfants qui s’intéressaient à notre musique et voulaient essayer de jouer. Puis, quelques jeunes nous ont demandé de les former. Dans un premier temps, nous les avons conviés à venir prendre des cours à la maison, dans la ferme de mes parents. Les cours avaient lieu dans la cuisine familiale, et c’est particulièrement convivial !
A la rentrée de 1989, nous avons vu arriver une dizaine de futurs élèves, et la cuisine s’avérait trop exiguë ! J’ai donc demandé au Centre Lapios, par l’intermédiaire de Lothaire Mabru, de nous aider au niveau pédagogique et j’ai sollicité le Maire de Gans, Roland Mothes, pour qu’il mette à notre disposition un local (la salle des fêtes) pour recevoir les cours. Notre objectif était de former des jeunes, pour qu’ils puissent aller ensuite jouer comme nous le faisions jusqu’alors, à titre individuel, ou au groupe folklorique. A ce moment-là, il n’existait pas de groupes de fifres et tambours comme on en connaît aujourd’hui.
Au bout de de six mois de pratique, mon père a souhaité amener ces jeunes jouer au défilé des bœufs gras qu’il animait alors avec son ami Roland Dupuy. Ce fut un véritable succès. Les Bazadais n’en revenaient pas que des enfants d’une dizaine d’années reprennent cette tradition ancestrale ! Ensuite, notre petit groupe a été sollicité au niveau local pour animer des petites fêtes, notamment des kermesses d’écoles. Nous avons alors compris qu’il fallait nous structurer et nous avons créé l’Ecole des Musiques Populaires et Traditionnelles de Gans. Le but était d’une part de former des jeunes à la pratique du fifre et du tambour et d’autre part de réaliser des prestations et des animations musicales de rue.
Bénéficiant de l’engouement pour les musiques traditionnelles suscité par les festivités de 1989 (anniversaire de la révolution française) notre petit groupe a vite été sollicité pour animer diverses manifestations locales : carnavals, fêtes locales, feux de Saint-Jean, Bœufs Gras, etc. Cela nous a permis également d’aller jouer à Uzeste, à la demande Bernard Lubat, et de rencontrer des musiciens d’autres horizons et d’autres régions. Nous avons également eu de nombreux échanges avec Saint-Pierre d’Aurillac où une dynamique similaire était à l’œuvre.
Très vite, j’ai compris qu’il fallait dépasser le cadre de notre tradition Bazadaise pour entretenir la dynamique de ce groupe qui s’étoffait (une trentaine de jeunes) et des occasions de jeu qui devenaient de plus en plus nombreuses. J’ai donc fait appel à Sylvain Roux qui, à chaque vacance scolaire, venait animer un stage d’une journée pour parfaire la technique fifristique des jeunes élèves. Nous avons ainsi découvert de nouveaux doigtés grâce au trou de pouce (qui n’existait pas sur nos anciens fifres) mais aussi les notes du « sur-aigu », qui aujourd’hui sont devenues monnaie courante, mais qui étaient peu pratiquées à l’époque. Nous avons également pu nous intégrer dans divers projets musicaux, notamment à Saint-Pierre d’Aurillac ou à Uzeste.
Notre groupe s’est affirmé et cela nous a permis de dépasser nos frontières locales pour aller jouer dans toute la France , mais aussi participer à des projets à l’étranger : Tunisie, Japon, Angleterre, Suisse, Italie. Nous avons également participé aux « Fêtes du Fifre et du Tambour » réunissant les divers groupes français de fifres et tambours qui se sont déroulées à Gémenos, Signes, Pézenas, Saint-Tropez, Saint-Pierre d’Aurillac, Lantosque. En 1998, nous avons remporté le « Fifre d’Or » à la Fête du fifre de Gémenos avec un morceau de création « Scottish Métisse » de Sylvain Roux.
A partir des années 2000, nous avons été labellisés « Scène d’été itinérante » par le Conseil Général de la Gironde pour trois spectacles de création. En 2004, nous avons organisé la Fête du Fifre qui a réuni à Gans, et en Bazadais, près de 400 musiciens venus de toute la France, de Belgique et d’Italie.
Aujourd’hui, je tire un bilan très positif de ces années musicales. Nous avons dû former entre 120 et 150 jeunes à la pratique du fifre et du tambour, mais nous leur avons aussi donné l’occasion de se produire sur des scènes extraordinaires et aussi de côtoyer des musiciens d’horizons très divers. L’aventure est musicale, mais également humaine, car nous avons tissé de solides amitiés, tant en interne, qu’avec les groupes avec lesquels nous avons collaboré. Il ne faut également pas oublier la dimension citoyenne de cette dynamique ; notre groupe a contribué à animer le milieu rural et de nombreux jeunes sont aujourd’hui des adultes impliqués dans d’autres groupes et/ou initiatives associatives.
4/ Actuellement, l’Ecole est un peu dans le creux de la vague, comment expliques-tu cela ? Cette année devrait permettre de fêter le 30ème anniversaire, ne serait-ce pas une bonne occasion pour relancer une dynamique ?
Effectivement, aujourd’hui, l’association connaît une baisse d’activité par rapport aux années 2000. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D’abord, en reprenant une métaphore sportive, il est difficile de jouer tout le temps en première division avec une équipe de cadets comme nous avons pu le faire durant la période 1990 à 2005 ! Aujourd’hui, le fonctionnement d’une association s’apparente vite à celui d’une petite entreprise : pour survivre, il faut être en capacité de mobiliser de l’ingénierie pédagogique mais aussi financière, artistique, logistique, de communication que des bénévoles ont de plus en plus de mal à assumer. Et je ne parle pas du lobbying politique qu’il faut être en capacité d’entretenir pour décrocher les précieux financements desquels on sera redevables… Pour ma part, à partir des années 2000, j’ai quasiment arrêté de jouer pour pouvoir m’occuper exclusivement de la gestion de l’association et bâtir les projets importants cités précédemment. Je comprends aisément que les responsables actuels ne veuillent pas s’engager sur cette voie.
A cela, il faut certainement ajouter une diminution de l’engouement pour les musiques traditionnelles tel que nous l’avons connu dans les années 90 et peut être la banalisation de la pratique du fifre qui est devenu un instrument comme les autres. De plus, aujourd’hui, les jeunes n’ont plus les mêmes centres d’intérêt, ni la même notion de l’engagement dans un projet collectif. Ce dernier point est capital lorsque que l’on réalise des prestations payantes ! En résumé, il est certainement beaucoup plus difficile de stabiliser un groupe de musiciens de 15-18 ans aujourd’hui qu’en 1995.
Je suis malgré tout assez optimiste ! L’association existe encore avec un groupe de musiciens qui savent se mobilier pour animer les fêtes du Bazadais, mais aussi sur des projets plus ciblés. Et je suis persuadé que le réseau « Fifres de Gans » existe encore et qu’il n’est pas prêt de s’éteindre ! Mais il brillera d’une autre manière !
Quant au trentième anniversaire, je suis très mal placé pour répondre…
5/ Tu as longtemps participé à la fête des Bœufs Gras de Bazas, comme ton père et ton grand-père, peux-tu nous parler de cette manifestation multiséculaire animée par les fifres et les tambours ? Il existe d’autres fêtes de ce type dans les villages autour de Bazas, ont-elles un cachet différent ?
L’origine de la fête des bœufs gras se perpétue depuis plus de sept cents ans. Elle a lieu invariablement, le jeudi qui précède le mardi gras. Seules les périodes de guerre l’ont interrompue. A l’origine, les bouchers de Bazas avaient acquis le privilège de ramener en musique (fifre et tambour) les plus beaux bœufs qu’ils avaient acheté ce jour-là sur la foire. Ce privilège avait été acquis en l’échange du don d’un taureau « entier de ses membres » fait par les bouchers aux jurats de la ville, le jour de la Saint Jean, le 24 juin (l’hommage au taureau). En 1789, les bouchers ont cessé cet hommage, mais ont continué à faire défiler leurs bœufs. A la fin du 19ème siècle, suivant le courant de modernisation de l’agriculture, un concours de bœufs gras a été créé à l’issue du défilé. Avant le concours, les éleveurs et bouchers faisaient défiler les bœufs dans toute la ville pour les présenter aux notables (clergé, élus, vétérinaire, …) et à la population au son des fifres et tambours. Le défilé faisait halte à chaque boucherie où pâtisseries (essentiellement des beignets locaux les « merveilles ») et vin blanc étaient offerts à la population. Les musiciens interprétaient alors un rigaudon dans la boucherie en l’honneur du boucher. Chacun des bouchers de Bazas recrutait sa « ripataoulère » : un fifre et un tambour. Ainsi, 4 fifres et 4 tambours se retrouvaient ensemble pour accompagner le défilé. Pour ces musiciens, habitués à jouer en duo fifre/tambour, c’était leur seule occasion de jouer en groupe ! Bien qu’il y ait un répertoire standard dédié à la fête (marche des bœufs, rondeau de carnaval, etc.), chaque fifre avait une interprétation personnelle de ces airs, qui pouvaient, le vin aidant, amener quelques discussions animées ! En tout cas, ces musiciens étaient très fiers d’être là et pour rien au monde ils n’auraient cédé leur place ! A l’issue du concours, les bœufs étaient conduits à l’abattoir où ils étaient abattus en public. Les commis bouchers avaient la charge d’abattre ces pauvres animaux à l’aide d’un merlin. Et à chaque sacrifice, lorsque que le bœuf tombait à terre, les musiciens interprétaient un rigaudon spécifique « La Mort du Bœuf ». L’abattage terminé, le cortège des bouchers et des éleveurs se reformait pour aller faire, toujours au son des fifres et tambours, la tournée des bars en ville.
Aujourd’hui, le défilé et le concours des bœufs gras ont toujours lieu et donnent lieu à une grande manifestation populaire organisée selon les standards de la vie moderne. Cette fête, entièrement sous la responsabilité de la Ville de Bazas, contribue largement à la promotion de cette dernière ainsi qu’à celle de la race Bazadaise. On a certainement perdu un peu d’authenticité d’antan au profit de l’aspect spectaculaire… Mais bon, c’est un des atouts indéniables qu’il est indispensable de valoriser pour faire exister le Bazadais et ses micro-filières économiques (restauration, boucherie, élevage, tourisme …).
Et les fifres et tambours accompagnent toujours le défilé !
Cette tradition se perpétue également dans quelques villages autour de Bazas, toujours au son des fifres et tambours. Le plus souvent, il s’agit d’une présentation « statique » des bœufs organisée à l’initiative du boucher. Ce dernier profite de l’occasion, pour offrir et partager un verre avec ses clients et la population locale. A Grignols, un défilé est organisé à l’occasion du marché hebdomadaire la veille du défilé de Bazas.
6/ Aujourd’hui, quelles sont tes occasions de jeu ? As-tu des envies, des nouveaux projets musicaux, ou d’une autre nature, que tu souhaiterais évoquer ?
Aujourd’hui, après avoir donné plus de trente années de ma vie à cette aventure collective, je privilégie ma vie familiale et personnelle que j’avais mis de côté. Je me suis totalement retiré de la vie publique (associative et municipale), mais cela ne m’empêche pas de garder un œil bienveillant sur l’actualité fifristique et d’avoir plaisir à rencontrer mes amis musiciens. Au niveau des occasions de jeu, après avoir connu « l’ivresse » des spectacles à grand déploiement, je préfère les occasions beaucoup plus modestes en duo fifre/tambour telles qu’on les pratiquait avant l’avènement des groupes et qui sont l’essence même de la Ripatoulère. Je pense qu’on a un peu oublié ce niveau de pratique, et c’est dommage car c’est en jouant au plus près des gens qu’on entretient la dimension populaire de cette musique. J’espère que les prochaines élections municipales donneront lieu à de belles maïades animées par les fifres et tambours !
Hubert Guicheney
Héritier d’une longue tradition musicale, il s’est particulièrement intéressé, dès les années 80, à la musique des « Ripataoulères », (duos de fifre et tambour) qui, à cette époque tendait à disparaître.
En 1989, pour répondre à des jeunes désireux d’apprendre à jouer, il a créé, à titre bénévole, l’école des musiques populaires et traditionnelles de Gans… Un véritable périple musical et humain au cœur de la tradition … !