Le feuilleton du fifre – Entretien avec Lothaire Mabru
Dans ce nouvel épisode du “Feuilleton du fifre”, Sylvain Roux s’entretient avec Lothaire Mabru, maître de conférences HDR et directeur de recherches au laboratoire ARTES de l’Université Bordeaux-Montaigne. D’abord collecteur et analyste des pratiques musicales en milieu rural de 1980 à 1992, puis chercheur indépendant jusqu’en 1998, Lothaire Mabru s’intéresse aussi bien aux pratiques musicales dites traditionnelles que savantes. Il est l’auteur de nombreuses publications sur les musiques traditionnelles en Aquitaine et en Suisse, la lutherie, le violon et sa pratique.
1/ A quelle époque t’es-tu intéressé au fifre, dans quelles circonstances ?
J’ai, de façon générale, commencé mes recherches sur la musique instrumentale dans les Landes de Gascogne, en décembre 1979, en recherchant des musiciens pouvant témoigner d’une pratique : vielle, cornemuse, violon, flûte à trois trous et fifre. Mais c’était une démarche individuelle et personnelle. L’année suivante, déclarée « Année du patrimoine » m’a permis d’être recruté par la délégation départementale à la musique en Gironde pour faire un état des lieux des « musiques traditionnelles », qui a débouché sur le petit ouvrage intitulé « Musiques en sentiers ». Dans ce cadre, j’ai découvert la pratique du fifre en sud Gironde, et m’y suis intéressé au même titre que les autres pratiques instrumentales.
2/ Tes recherches sur le fifre t’ont mené en Sud-Gironde, pourquoi le choix de cette région ? Le fifre était-il encore utilisé traditionnellement dans cette région ? Quelles étaient les occasions de jeu ? Quel répertoire était joué ? Comment expliques-tu la présence relativement importante de cet instrument ici ?
Tout simplement parce qu’il y avait là une pratique vivante de l’instrument, lors de tournées de conscrits, de promenades des bœufs gras, maïades, mais aussi match de football, rallye automobile, entre autres. Le répertoire se composait pour partie d’airs à danser (valses, polkas, scottishs essentiellement) mais, pour la plus grande part, de marches. La présence de l’instrument – toujours associé au tambour et à la grosse caisse – s’explique par le fait qu’il avait une utilité sociale. La fête des bœufs gras, par exemple, a fait beaucoup pour le maintien du fifre et du tambour, car la race bovine bazadaise, anciennement race de travail, avait été convertie en race à viande, et devait se faire connaître comme telle. La promenade des bœufs gras, jadis pratiquée dans toute la France, y compris à Paris, s’est maintenue et, avec elle, les instruments qui la sonorise. Il y a aussi le fait que le Bazadais est une région agricole attaché à ses traditions, et qui a maintenu, jusque dans les années 1990, la tournée des conscrits, et aujourd’hui encore la maïade. La présence du fifre, dans le groupe folklorique de Bazas, a aussi contribué à maintenir son jeu.
3/ Selon le site Bordeaux Tourisme et Congrès : « Depuis 1283, chaque jeudi précédant Mardi Gras, la cité de Bazas accueille la célèbre « Fête des Bœufs Gras » au cours de laquelle sont présentés les plus beaux spécimens de la race bazadaise. Parés de rubans et de couronnes fleuries, les bœufs défilent au son des fifres et des tambours dans les rues de la ville, avant d’être jugés par des experts ». L’histoire nous dit que le fifre a été introduit en France, à la fin du XVème siècle, par les mercenaires suisses venant s’enrôler dans les armées françaises, le fifre aurait été donc présent à Bazas avant son introduction par les Suisses?
Mon point de vue rejoint celui des historiens. J’ai fait des recherches poussées en archives, et la thèse de l’introduction du fifre par les mercenaires suisses tient très bien la route. La lexicologie la confirme, car la première apparition du terme fifre dans la langue française date de 1507. Quant à une présence du fifre à Bazas avant son introduction par les mercenaires suisses, elle n’est pas crédible. Félix Arnaudin distinguait le fifre militaire du fifre pastoral, ces derniers étant en roseau ou sureau et faits localement. Soit, mais les exemplaires retrouvés sont de même dimension que les fifres militaires qui ont visiblement servis de modèles aux « bergers ». Cette image bucolique produite par F. Arnaudin est charmante et attrayante pour certains, mais ne tient pas la route. Quant au site dont tu parles, il ne cite aucune source pour étayer son propos, on ne peut donc lui accorder quelque crédit que ce soit.
4/ Tu as appris à jouer du fifre et, ensuite, tu l’as enseigné, notamment à l’École des musiques populaires de Gans, près de Bazas, qu’est-ce qui a motivé cette démarche ?
Je me suis mis au fifre lorsque j’ai commencé mes études d’anthropologie sociale et ethnologie. J’avais choisi comme sujet pour le mémoire de diplôme de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, l’apprentissage et la transmission du savoir dans les pratiques musicales ignorant le solfège et son écriture. Le fifre était le seul instrument pour lequel on pouvait interroger plusieurs générations de musiciens. Si ensuite je l’ai enseigné, c’est tout simplement parce que cela faisait partie de mon travail d’animateur au sein du Centre Lapios de Belin Beliet.
5/ Est-ce que le passé militaire du fifre n’a pas été un handicap pour une véritable reconnaissance dans le monde des musiques traditionnelles, à l’époque du revival ?
Aussi curieux que cela puisse paraître, le passé militaire du fifre n’a pas empêché sa reconnaissance. Mais, à ce propos, je dois dire que si l’on fait des recherches approfondies sur l’histoire du fifre, on se rend compte qu’elle n’est pas aussi limpide qu’il y paraît. Georges Kastner, dans son Manuel général des musiques militaires de 1848, précise que le répertoire militaire du fifre sous l’Ancien Régime consistait en vieilles chansons populaires. On n’a produit des répertoires spécifiques pour le fifre, à l’armée, qu’à partir du XVIII° siècle, et encore, destinés uniquement au régiment de prestige. Thoinot Arbeau, dans sa fameuse Orchésographie de 1589, indique que le joueur de fifre joue à sa fantaisie, ce qui revient à dire qu’il joue ce qu’il veut et improvise ou effectue des variations sur son instrument. D’ailleurs, ce terme de fantaisie, je l’ai entendu dans la bouche de vieux joueurs de fifre qui l’employaient pour distinguer leur façon de jouer de celle des musiciens militaires.
6/ Aujourd’hui le fifre est un peu loin de tes préoccupations, mais tu restes passionné par l’histoire de la musique, quels sont désormais tes champs d’investigation ?
Effectivement, je ne joue plus de fifre, car j’ai préféré m’investir uniquement dans l’instrument que je chéris, entre tous, le violon. Il faut dire aussi que j’ai été quelque peu déçu par l’évolution du jeu instrumental dans les pratiques actuelles de la musique dite traditionnelle. Les mélodies « trads. », comme on dit, ne sont pas d’un grand intérêt si on les joue comme on le fait la plupart du temps aujourd’hui, c’est-à-dire que l’on joue des rondeaux sur un rythme à 6/8 ou à 2/4 bien marqué, alors que les anciens, d’une part, se moquait pas mal des notions de solfège, et d’autre part, jouaient d’une manière telle que transcrire leur jeu sur papier ne peut se faire avec des rythmes franchement binaire ou ternaire. C’est ce qu’ils nomment la cadence.
J’ai fait l’expérience un jour de donner à transcrire, par un de mes étudiants, à l’Université de Bordeaux, un rondeau, lequel m’a avoué ne pouvoir transcrire correctement ce qu’il entendait au niveau rythmique, avec le code graphique conventionnel qu’est le solfège. Logique, les musiciens jouent « en fantaisie ». Si l’on ôte cette manière particulière de traiter le rythme, les mélodies deviennent pauvre et sans intérêt, mais beaucoup de musiciens ont fait cela, non pas sciemment bien sûr, mais parce qu’ils sont marqués par leurs études musicales en conservatoire ou école de musique pour certains, et pour d’autres par leur acculturation musicale aux rythmes clairement distincts des musiques que l’on peut entendre à la radio et à la télévision. Je pense que l’on est passé à côté de ce qui faisait l’intérêt des musiques « trads ». Et cela n’est pas seulement valable pour le fifre, mais concerne tous les instruments. Lorsque j’ai intégré l’orchestre Lous Pignadas du père Lubat pour y jouer de la vielle, ils m’ont rapidement fait comprendre que si je jouais avec des rythmes nettement binaire ou ternaire, je pouvais aller voir ailleurs. Et ils avaient raison, bien sûr ! Je me suis donc plié à cette exigence somme toute normale et logique, ce qui leur a fait dire qu’ils « m’avaient dressé » ! Mais lorsque je continuais de jouer comme cela dans le milieu revivaliste, il y avait toujours un musicien pour me faire remarquer que mes 6/8 n’étaient pas corrects ! Je n’ai pas eu envie de lutter contre ce qui était inéluctable. Comme l’a fait jadis remarquer François Joseph Fétis – le père de la musicologie – le préjugé de l’oreille est une chose dont il est difficile de se rendre compte soi-même. Il n’y a pas d’immaculée perception, et l’on perçoit ce que l’on entend à travers le filtre de la façon dont l’oreille a été éduquée. Selon moi, jouer la musique traditionnelle sans respecter ce que je considère non seulement comme sa spécificité, mais aussi comme son intérêt et sa richesse, ne m’intéresse pas.
Ce qui me passionne aujourd’hui, est tout ce qui a trait aux instruments à cordes frottées. Je ne touche plus au fifre car j’ai perdu la musculature labiale me permettant de le faire. Je joue, de temps à autre, de la vielle à roue (répertoire baroque et traditionnel) mais aussi et surtout du violon, avec une préférence pour le répertoire savant de la fin du XVIII° et de tout le XIX° siècle. J’ai une attirance particulière pour les compositeurs allemands classiques et romantiques, et pour les français du XIX° siècle. Joseph Haydn reste mon compositeur préféré : ses œuvres sont d’une très grande richesse – ceci dit pour aller vite – mais sont abordables par des personnes non averties, ce qui est pour moi, un tour de force inégalé. Autrement dit, et pour une fois encore faire court, il est à la fois très savant et populaire. J’ai aussi à cœur de lutter contre la tendance actuelle qui est de dénigrer fortement la musique vulgairement appelée classique, car elle serait réservée à une élite, serait bourgeoise et ennuyeuse. Si l’on s’y intéresse d’un peu plus près, on se rend compte que les billets pour les concerts sont bien moins chers qu’on ne le pense, et en tous cas, bien en-dessous des prix d’entrée de la variété, de la pop etc. Il me semble qu’aujourd’hui, la chanson est le nec plus ultra en matière musicale, du moins dans les médias, et pourtant pour peu qu’on y prête une oreille attentive, quelle pauvreté d’invention, particulièrement concernant l’harmonie, qui est d’une pauvreté affligeante.
Dans le domaine de la recherche, je travaille actuellement à la rédaction d’un ouvrage sur les quintettes à cordes du canton d’Appenzell, en Suisse alémanique, qui est le fleuron de la musique traditionnelle de cette région. Je travaille aussi en collaboration avec le cabinet d’archetiers experts J.-F. Raffin, de Paris , à la publication d’un ouvrage sur la dynastie des Bazin, fameux archetiers mirecurtiens, qui ont œuvré pendant plus d’un siècle. L’expertise des instruments de musique anciens me passionne aussi énormément.
Lothaire Mabru
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